Par Sébastien Ntahongendera ; poète et poéticien
« Joindre la parole à l’acte », entendons-nous souvent. Je ne sais pas si vous avez expérimenté combien cette expression se trouve être, en quelque sorte, une tautologie, disons même un pléonasme !
En vérité, la parole et l’acte sont rarement déliés. Et si la cosmogonie judéo-chrétienne place l’origine de l’univers dans les « entrailles » de la parole (« Et Dieu dit : que la lumière soit. Et la lumière fut », etc. …), ce n’est pas aussi métaphysique que ça apparait. En effet, bien dite, dite à propos, dite par celui qui en a le mandat, toute parole est potentiellement acte ; toute parole est susceptible de faire être ou de faire disparaître, de construire ou de détruire, de soigner ou de tuer. Pour vous en rendre compte, il suffit de vous imaginer les guerres, les morts, les pleurs, les orphelins, les veuves, les veufs, les destructions et les désolations qu’un seul mot d’ordre peut laisser derrière lui ! Un coup de poing ou une gifle ça fait pleurer non ? Mais un mot aussi ! Une caresse érotique ça fait chanceler de sensations non ? Mais une phrase aussi ! Qui n’a jamais pleuré ou alors ri jusqu’à verser les larmes à cause d’une phrase lue ou entendue ? Qui peut nier qu’un seul mot suffirait, par exemple, à déclencher la destruction de toute notre planète en moins d’un clin d’œil ?
C’est riche des manifestations phénoménologiques de cette connexion causale entre la parole et l’acte que j’ai entrepris d’étudier un discours burundais d’un registre particulièrement tragique : dans ce qui suit, je vais analyser le langage des mandataires et autres militants du Parti CNDD-FDD, les « D-D » pour les « intimes » ; le « système » comme ils se dénomment. Vous comprenez, d’emblée, qu’il s’agit moins d’une dissertation politique que d’une analyse littéraire.
Souffrez que je vous présente et vous explique, d’abord, la méthode à laquelle je ferai appel. En effet, à moins de vouloir œuvrer comme certains fameux prédicateurs qui croient vous expliquer la parole de Dieu en ne vous récitant que les versets bibliques, chaque étude de la parole requiert une méthode. La mienne sera sémiotique. Par cela, il faut entendre une méthode d’analyse du discours qui s’intéresse aux essences pertinemment distinctives que contiennent les mots ou les concepts. Appelées « sèmes », ce sont ces composantes qui nous aident à différencier un concept d’un autre malgré leur ressemblance apparente. Ainsi, c’est grâce au sème « chétif » que nous percevons que, par exemple, « imbwá » (chien) n’est pas « mujeri » (chien chétif, ou opposant au régime Nkurunziza selon les D-D) ! De même, c’est grâce au sème « préméditation » que nous distinguons, par exemple, un meurtre d’un assassinat !
Comme corpus, je présenterai une liste de quelques concepts chers aux D-D. J’en piocherai ceux que je juge assez représentatifs du langage du parti ayant l’inkôna (l’aigle royal) et l’inkôta (le glaive) dans son logo. De ces concepts, j’extrairai et étudierai les traits distinctifs si pas exclusifs, donc les sèmes, pour en sonder la profondeur sémantique et idéologique. Je clôturerai cette étude par un bref aperçu des implications directes de ce langage sur le quotidien sociopolitique burundais.
1. Quelques concepts clés du vocabulaire D-D
– Wamáze ikí ? = Qu’as-tu réalisé ? (dans le sens D-D : Quelle a été ta part de contributions physiques ou pécuniaires dans le combat qui a mené le Parti CNDD-FDD au pouvoir ?)
– Igipǐnga = contradicteur ; négateur.
– gupingura = ramener à la raison le contradicteur par un châtiment extrême
– Bazōhera nk’ífu y’ímījīra = Ils (les opposants) finiront comme la poudre distillée dans le vent.
– abênegíhugu = les propriétaires du pays
– mujeri = chien chétif (ainsi appelle-t-on, dans la communication D-D, les opposants politiques)
– Tēre inda abakêbá bavyāré imbonerakure = Engrossez (par viol) les opposantes afin qu’elles enfantent les miliciens imbonerakure.
– Guba ! = Ais un cœur de tigre !
– Shirīra ! = Sois incendiaire en paroles et en actes !
– Tuzōbashiririza (On va vous carboniser).
– Zirye ! = Bouffez-les (les opposants) !
– Ziryāne n’ízirí mu magí = Bouffez y compris ceux qui sont encore dans les œufs !
– Zigugune ! = Grugez-les (dans le sens québécois du verbe, c’est-à-dire manger en enfonçant les incisives dans le morceau comme les simiens et le découper morceau par morceau) !
– Kore ! = Travaillez ! (dans le langage D-D : Tuez !)
– Ni mwakorá nêzá, na yâ ma parasěra murondéra azōboneka = Si vous travaillez bien, même les terrains que vous cherchez vous seront distribués).
– Kumesa = lessiver (dans le langage D-D = Tuez !)
– Indá = pou (autre nom pour qualifier les opposants)
– Bā ndayamútāye = Les ultra-gourmands (les opposants)
– ibinyamushinya = les scorpions(les opposants)
– Tuzōbamesa = On va vous « lessiver » (on va vous tuer).
– Hádūga, hámanuka, hányerera, tuzōbēmeza, kăndi twăraběmeje = (Que ce soit sur une pente, que ce soit sur une descente, que le terrain soit glissant, nous allons vous soumettre à notre volonté ; nous l’avons d’ailleurs déjà fait).
– Căratuvúnye ; ntiturekúra ; mpaká Yězu agárutse = Nous avons souffert pour le (le pays) conquérir ; nous ne le céderons à personne ; c’est jusqu’au retour de Jésus !
Ainsi parle le « Système » ! Mon propos ayant tout sauf l’ambition d’une recherche universitaire, je vous ferai économie de longues et systématiques décortications sémiotiques de tous ces concepts ; je vais, comme je l’ai dit supra, me limiter à quelques concepts que je juge plus retentissants.
2. Approfondissement sémiotique
En observant bien les unités constituant ce corpus, j’ai pu constater qu’il y a lieu de les regrouper en 3 matrices autours desquelles s’organise toute la communication politique D-D :
– la restauration de l’absolutisme monopartite et sa promotion ;
– les appels publics à la haine et à l’extermination des opposants ;
– l’incitation au génocide et aux crimes contre l’humanité.
2.1 Restauration et promotion du monopartisme absolu
Quand on connait la sociogenèse du conflit qui avait donné à ce qui deviendra Parti CNDD-FDD la raison nécessaire et suffisante de prendre les armes, on ne peut, en observant sa manière de gouverner, ne pas pleurer ! En effet, Ils avaient pris les armes soi-disant pour instaurer une démocratie véritable. Car « CNDD-FDD ní inâma y’ígihúgu igwāníra demokarasi nyakúri (le CNDD-FDD est un conseil national qui se bat pour une démocratie véritable) », entendons-nous dans la toute première phrase de leur hymne. Toujours selon leur hymne, ils avaient pris les armes « Kugíra běne Búrǔndi bōyé kwăma bîcwa kăndi atáco bazirá (pour que les Burundais cessent de se faire toujours massacrer gratuitement) ». Ils avaient pris les armes « kugíra Abarǔndi bīshíre bīzáne mu gihúgu c’ámavûkiro atâ wandyá wangura (pour que les Burundais se sentent libres dans leur pays natal, sans exclusion ni persécution) », etc.
A leur arrivée au pouvoir par les urnes après avoir échoué à le conquérir par les armes, le peuple burundais avait dansé sur l’occiput ; d’aucuns avaient cru à ces mots mielleux, laiteux, sucrés, condimentés !
Les mots me font trop pitié ! On avait dansé avant le tambour ! Déjà, « wamáze ikí ? (Quelle a été ta part de contributions etc.…) » devint l’unique question pour toute interview aux postulants des postes publics et parapublics. A l’avenir, même pour des postes purement techniques, la carte du parti au pouvoir fera, comme au temps du parti unique, office de diplôme et de certificat d’aptitudes professionnelles. Celui qui n’avait pas milité au CNDD-FDD comprit qu’il avait intérêt à oublier qu’il était burundais ! Un concept étaye bien, d’ailleurs, cette confusion entre le militantisme et le patriotisme : « abênegíhugu », littéralement «les propriétaires du pays ».
Eh oui ! Avant l’arrivée du CNDD-FDD au pouvoir, le mot « peuple » se disait « abanyágihúgu », littéralement « ceux du pays ». Avec le CNDD-FDD, le mot a subi un malicieux glissement sémantique, passant de « abanyágihúgu » à « abênegíhugu », donc, de « ceux du pays » à « propriétaires du pays »! Et c’est tout sauf gratuit ! Dans l’entendement du CNDD-FDD, il y a, au Burundi, des Burundais à part entière et des Burundais entièrement à part ; des Burundais qui habitent le pays et ceux à qui appartient le pays, en l’occurrence les D-D.
C’est dans cette perspective totalitariste que les partis politiques d’opposition ont été interdits de fait. Organisez même une réunion de la section du village d’un parti de l’opposition au Burundi. Si vous avez la chance, les imbonerakure vous briseront dents et côtelettes avant de vous disperser comme des immigrants clandestins squatteurs ! Et non seulement on vous interdit, menaces de tous ordres à l’appui, à militer au parti politique de votre choix, mais aussi on vous oblige littéralement à adhérer au CNDD-FDD. C’est à prendre et à prendre, comme qui dirait ; il n’y a pas place à l’alternative :
« Hádūga, hámanuka, hányerera, tuzōbemeza, kăndi twăraběmeje » (Que ce soit sur une pente, que ce soit sur une descente, que le terrain soit glissant, nous allons les soumettre à notre volonté ; nous l’avons d’ailleurs déjà fait).
Et comme dans tous les partis politiques fondant leurs idéologies sur un messianisme totalitariste, le CNDD-FDD n’envisage même pas de quitter un jour le pouvoir, toute compétition est inenvisageable :
« Căratuvúnye ; ntiturekúra ; mpaká Yězu agárutse = Nous avons souffert pour le (le pays) conquérir ; on ne le lâchera jamais ; c’est jusqu’au retour de Jésus ».
Bien pire, quand vous n’êtes pas militant du CNDD-FDD, vous méritez, dans l’entendement D-D, de disparaitre y compris physiquement, comme les homosexuels en Tchétchénie ; comme les chrétiens dans l’EIL ; comme les Juifs et les Noirs sous Hitler…, comme une bête pestiférée dans le troupeau ! Que d’appels au meurtre !
(A suivre, lire bientôt suite 2)